III. Space War !, le premier jeu vidéo programmé

On sait peu de choses sur le fameux Steve Russell, si bien que beaucoup d’informations erronées circulent à son sujet sur le web et dans la littérature grand public. On le dit parfois professeur au MIT, alors qu’il n’a que 25 ans en 1961, et mène une vie d’étudiant ingénieur lorsqu’il participe à l’aventure de Space War!. D’autre part, dans la plupart des chronologies et des histoires existantes sur le jeu vidéo, seul son nom est mentionné. Or c’est une équipe, de près de dix étudiants et enseignants, qui participa à la fabrication de ce jeu de 1962. Il s’agit principalement de Martin Graetz et de Wayne Witanen, mais aussi de Alan Kotok, Dan Edwards, Peter Sampson, Steve Piner et Robert A. Saunders. Pour finir avec les rumeurs, on peut parfois lire que le projet Spacewar! était en réalité une commande du Pentagone, ce qui ne fut jamais confirmé par ses auteurs. Steve Russell a laissé peu d’écrits sur l’expérience Spacewar! En revanche Martin Graetz a rédigé plusieurs récits, dont l’un se trouve être d’une grande précision. « The origine of Spacewar« , a été publié en août 1981 dans le magazine de David Ahl Computer Creative (4)

Les hackers s’y collent

D’après ce texte fondateur, tout commence en 1961 au Hingham Institute. Wayne Witanen étudiant en mathématiques, Martin Graetz (dit Shag), et Stephen R. Russell (surnommé Slug) spécialisé en intelligence artificielle, passent leur temps à lire les ouvrages de science fiction de l’auteur Doc Smith (E.E. Doc Smith’s Lensman). Ils sont passionnés de films de SF et notamment de séries B japonaises de Inoshiro Honda. Dans Rodan(1957) et Godzilla (1954-1956), les étudiants sont impressionnés par la qualité des effets spéciaux. Ils se demandent pourquoi personne n’a encore adapté Skylark au cinéma, la fameuse série de Doc Smith. 2001 l’Odyssée de l’espace réalisé en 1968 par Stanley Kubrick sera l’un des tous premiers « Space opera », issue de cette littérature populaire.

En 1961, les trois étudiants sont à l’Université de Stanford au laboratoire de statistiques. Ils travaillent sur un IBM 704. Le 704 est à cette époque l’ordinateur vedette des films futuristes, fait de tubes, de nombreuses lumières clignotantes, il est toujours manoeuvré par des scientifiques aux connaissances mystérieuses. Le 704 est d’ailleurs le super-cerveau informatique qui inspira HAL dans 2001.

Durant l’Automne 1961 M. Graetz travaille pour le professeur Jack B. Dennis, qui possède un TX-0, une machine presque aussi légendaire que son prédécesseur, le Whirlwind. Le jeune étudiant vient de faire son entrée dans le vrai monde des programmeurs, et va travailler en assembleur, le langage informatique de l’époque. Le TX-0 était équipé d’un écran « Scope ». Ivan Sutherland s’en était servi pour mettre au point le Sketchpad (l’ancêtre du dispositif de la réalité virtuelle) à la même période. A cette époque le TX-0 est utilisé par un groupe d’étudiants, ayant pour surnom les « hackers » et des professeurs tels que John MacCarthy et Marvin Minsky, qui pensaient alors en augmentant la mémoire et la vitesse du processeur pouvoir aboutir au plus vite à la création d’une machine pensante.

Les étudiants se regroupent sous la bannière d’un club appelé : TMRC (The Tech Model Railroad Club). On peut lire à ce sujet dans « LECTURE on LOW BIT GAMES » de William Linn, en mai 1998 que ce club avait son propre langage pour décrire le campus, et donc en particulier le mot « hack » qui signifiait : une blague ou un exploit impressionnant. William Linn précise d’ailleurs dans cet article que Steve Russell était avant tout un hacker.

Un groupe se dégage de ce laboratoire, composé de Dan Edwards (AI group), Alan Kotok (TX-0 staff), Peter Sampson (AI), Steve Russell et Martin Graetz. Il existe à ce moment deux technologies de pointe : les calculateurs et ordinateurs et les écrans électroniques. Aux journées portes ouvertes du MIT (Massachusetts Institute of Technology), le public est attiré par le Whirlwind et son CRT screen. Une démonstration tourne qui s’appelle « Bouncing ball » (la balle qui rebondit). A ce sujet, en lançant une requête « Bouncing ball » sur Yahoo US on trouvera plus de 10.000 pages web comportant cette expression. Bouncing Ball n’est rien de moins que le nom d’un style musical, de plusieurs programmes informatiques, dont des jeux vidéo, d’un virus, d’un problème de physique, et notamment de physique quantique (problèmes de gravitation, de fréquence). La fameuse Bouncing Ball a inspiré un artiste contemporain, B. Nauman en 1970 mais encore c’est le nom d’une série de l’héroïne Betty Boop des studios Flesiher de 1930 à 1939. Down Along the Sugar Cane (1932) appartient à la série des « Follow-the-Bouncing-Ball », de véritables karaoké avant la lettre. On trouve un article sur internet de Gilles Ciment qui y fait référence : « La chanteuse Lillian Roth apparaît en chair et en os pour entonner la chanson-titre, puis laisse place à des personnages animés qui illustrent de façon cocasse les lyrics (où l’on découvre que les castors aiment le sucre et dansent les claquettes avec leur queue !). Puis réapparaît la chanteuse qui s’adresse au public pour lui proposer de reprendre avec elle : les paroles s’affichent, et une boule blanche (la fameuse bouncing-ball) saute d’une syllabe à l’autre pour guider les spectateurs ». Cette parenthèse permet de remarquer que « La balle qui rebondit » constituera le motif récurrent, et le point commun entre les quatre inventeurs dont il est question dans cet article, Russell, Willy H., Baer, Bushnell.

Pendant l’hiver 1961, le PDP-1 (de Digital Equipment Corporation), un ordinateur d’une valeur de plusieurs centaines de millions, fait son apparition dans le laboratoire où travaillent les membres du TMRC. Il est plus puissant que le TX-0, plus maniable et libre. Graetz, Russell et Winanen créent un comité ad hoc pour réfléchir à des programmes de démonstration du PDP-1. Ils définissent alors qu’un bon programme de démonstration doit avoir trois caractéristiques : il doit montrer toutes les possibilités de l’ordinateur et les pousser à leurs limites. Le programme doit être attractif, intéressant. Il doit enfin rendre actif l’utilisateur et rendre la démonstration plaisante. En quelque sorte, cela doit être un jeu. Au cours de leurs réunions de brainstorming, Wayne Witanen dit ceci : « Cela doit être un jeu où tu dois contrôler des objets en mouvement sur l’écran, comme oh…des vaisseaux spatiaux… Quelque chose comme un jeu d’exploration, une course, un combat peut-être ? ». « Spacewar! » répondent en même temps Slug et Shag. Immédiatement l’un d’entre eux complète : « Ce serait bien d’avoir un Joystick ou quelque chose comme ça. Le vaisseau aurait un lanceur de rockets, du fuel et des sortes d’armes…un missile. Pour les situations desespérées un bouton panique serait idéal. Aha ! Hyperspace ! ». « C’est à peu près comme cela que les choses se déroulèrent », racontera Martin Graetz.

A la fin de l’été 1961, Russell intègre le groupe d’Intelligence Artificielle. Le PDP-1 n’est pas la machine adaptée à l’origine, car elle ne possède pas de banque de programmes. Pour les hackers, c’est une chance de pouvoir écrire de nouveaux programmes sur le TX-0. Steve Piner et Peter Samson s’y attèlent. Bouncing Ball est converti pour le PDP-1. Ils se servent d’un programme inventé par Marvin Minsky pour interagir avec divers motifs sur l’écran. Ils appellent le dispositif de Minsky ; le « Minskytron ». On peut ramarquer d’ailleurs que « Tron » était un suffixe à la mode dans les années 60, sans doute est-il à l’origine du titre du film culte de Steven Lisberger, réalisé pour Disney en 1982.

La première version de Spacewar! montre des étoiles sur un fond noir (la constellation du Taureau), les vaisseaux peuvent alors se déplacer en diagonale. Après cette première phase Steve Russell décide de prendre les choses en main pour faire quelque chose de ce projet. Il demande à Alan Kotok de l’aider à programmer une routine permettant de calculer les angles des vaisseaux. Slug programme alors le premier objet en mouvement en janvier 1962. Ce n’est alors rien d’autre qu’un programme de 4ko permettant d’accélérer le mouvement et de diriger le vaisseau.

Présentation du jeu Space War!

Le jeu est terminé en avril 1962. Il sera présenté aux journées portes ouvertes du MIT. Et en mai, Martin Graetz publie un premier article aux rencontres de DECUS à Bedford (Digital Equipement Computer Users Society) : « Spacewar ! real Time Capability oh the PDP-1 ». Pendant l’été 1962 les membres du groupe se séparent. Alan Kotov et Martin Graetz travaillent pour Digital. Steve Russell, John Mac Carthy vont à l’Université de Standford. Peter Samson et Bob Saunders restent à Cambridge. Dan Edwards passe du groupe AI au projet MAC, tout comme Jack Dennis. Le programme est alors montré partout dans le pays, pas seulement sur un PDP-1, mais dans tous les centres qui avaient un CRT programmable. Alain Lediberder note sur cette période dans Qui a peur des jeux vidéo(1994) : « C’était cinq ans après le premier Spoutnik, et John Kennedy venait de promettre la lune pour bientôt. Space War était un jeu de science fiction assez primitif mais il pouvait utiliser un grand écran cathodique comme interface de visualisation, une innovation technologique notable pour l’époque. […] Spacewar devint pour plusieurs années un jeu culte dans les campus informatiques américains, suscitant autour de lui une véritable secte d’aficionados. L’époque de la « nouvelle frontière » et de l’essor du rock and roll et de la pop music fut aussi le véritable berceau du jeu vidéo » .

Par la suite, ces étudiants feront une carrière brillante dans la recherche ou l’enseignement. Slug, quant à lui, après avoir exercé divers métiers et connu un parcours vraisemblablement tortueux, dont on sait peu de choses, devient analyste-programmeur pour une agence interactive à Watham (MA). Russell sera par la suite reconnu comme l’inventeur de Spacewar !, pour avoir programmé les éléments essentiels de ce jeu. Dans un texte intitulé : « PDP-1 Plays at Spacewar » rédigé par D.J Edwards (MIT) et J.M Graetz (MIT), il est écrit : « Planned and programmed by Stephen R. Russell under the auspices of the Hingham Institute Study Group on Space Warfare, SPACEWAR is an exciting game for two players, many kibitzers, and a PDP-1 » . Cette paternité ne semble pas souffrir de contestation, bien que d’une part d’après la description de Martin Graetz ce travail ait été le fruit d’une véritable équipe, et que d’autre part Russell n’ait jamais véritablement milité en faveur de son invention, ou tenté à l’instar de Ralph Baer ou des quelques thuriféraires de W. Higinbotham de revendiquer légalement la paternité du premier jeu vidéo. L’une des seules déclarations disponibles de Russell dit ceci : « If I hadn’t done it, someone would’ve done something equally exciting if not better in the next six months. I just happened to get there first ».

L’après Spacewar!

Aujourd’hui le PDP-1 se trouve dans un musée des Etats-Unis. Depuis quelques années, on peut trouver un applet java sur le site du MIT, ainsi que les codes sources du jeu (longs de 40 pages), fournis par Martin Graetz en 1996. Les seuls différences entre la première version et celles-ci portent sur les vaisseaux, qui se trouvent ici plus grands et le timing qui a été modifié pour s’adapter à différentes machines.

A l’époque où les étudiants américains programment Spacewar!, de nombreuses recherches sont à l’œuvre dans le secteur informatique, et notamment dans les relations entre conquête spatiale et ordinateur. En 1962 Leonard Kleinrock et Wesley Clarck publient « On-Line Man Computer Communication – galactic network concept », permettant à des gens d’accéder à des informations depuis n’importe quel site connecté au réseau. Ce sont les prémisses d’Internet. D’ailleurs, Joseph Licklider du MIT est alors à la tête du programme ARPA. Dans une série de notes, il discute alors de son concept de réseau galactique. L’imaginaire des réseaux de télécommunication est donc parallèle à celui de l’exploration de l’espace, le terme « cyberespace » inventé dans le roman Neuromancien de William Gibson au début des années 80 consacrera cette métaphore.

Il faut attendre 1970 avec l’apparition du PDP-11, une machine moins coûteuse et plus maniable, pour relancer le jeu Spacewar!. Bill Pitts l’un des hackers de Stanford AI Labs et son ami Hugh Tuck, créent la compagnie Computer Recreations en juin 1971 dans l’idée de commercialiser des jeux d’arcade basés sur Spacewar !. A ce moment là le concept de guerre est tabou dans les campus, c’est la raison pour laquelle il renomment le jeu Galaxy Game. Ils investissent 20.000$ pour financer le PDP-11, l’écran, la machine permettant de recevoir la monnaie. La première version utilise un petit 11/20 à écran électrostatique HP 133A. La machine est installée dans un café fréquenté par les étudiants de Stanford en septembre 1971, le Tresidder Union. Le prix fut fixé à 10 cents par jeu ou 25 cts pour trois parties. Si à la fin du jeu le vaisseau avait survécu, une partie était alors offerte. Ainsi avec l’argent qu’ils récoltent, les deux étudiants se remettent au travail pour mettre à jour le jeu et un système de console en fibre de verre. Cette nouvelle version est mise en place en juin 1972, et servira jusqu’en mai 1979. Galaxy Game serait d’après certains le premier jeu vidéo commercial d’arcade. L’auteur d’un article complet sur le jeu Spacewar sur un site web écrit : « Galaxy Game is, as far as I can tell, the first commercial video game. Although you’d guess it would be famous because of this, it’s practically unknown in the industry and I appear to be the first to have written about it in this setting. Instead the story of Spacewar is better known for another version it spawned… »

Le jeu fut démembré et rangé jusqu’en 1997 où Bill Pitts a l’idée de le proposer au « Computer History Exhibits ». Il faut alors le remettre en état de marche. Ted Panofsky se chargera de reconstruire un processeur en huit semaines avec l’aide de Doug Brentlinger, Paul Mancuso et Victor Scheunman.

(4) Computer Creative, 39 Hhanover Ave, Morris Plains, NJ 07419. Le magazine a cessé ses activités au milieu des années 85